21 février 2004
L'écosystème des îles Kerguelen
Journal de BordPosition le 21/02/04: Golfe du Morbihan, Kerguelen
Après un premier mouillage idyllique en baie de l’Oiseau, nous avons continué notre cabotage dans les fjords du Nord, découvrant ou redécouvrant pour certains d’entre nous, ces paysages arides de l’archipel. La baie Ring où nous avons trouvé un abri pour notre deuxième nuit aux Kerguelen sut nous apporter sont lot de découvertes et d’émerveillements. Dans une fin de journée maussade, nous avons de nouveau posé notre étrave à quelques mètres de la plage, à l’embouchure d’une petite rivière. D’un coup d’annexe nous étions à terre pour explorer rapidement les abords de notre mouillage où une cabane en ruine gardait les souvenirs usés de travaux scientifiques passés. Dommage que tout cela tombe en ruine…
Au matin, levé à 3 heures, nous avons de nouveau sauté à terre pour profiter d’une journée qui s’annonçait radieuse et pour assister à un bien beau levé de soleil qui métamorphosa la lugubre vallée de la veille en un delta enchanteur. Comme à chaque fois, photos et film fixèrent ces moments rares et précieux. Dans la matinée, nous avons repris notre route, contournant la presqu’île de la société géographique, toute crénelée de falaises et de glaciers, pour nous rendre à l’anse du bon abri. C’est à la sortie de cette anse que le lendemain nous avons put nous approcher de la cascade Lozère pour y faire un peu d’eau et ramasser quelques moules fraîches pour le repas du soir. Cette cascade était très utilisée autrefois par les phoquiers et les bateaux de pêche qui venaient y faire le plein d’eau avant de repartir en mer. Sur les rochers autour, des noms de bateaux, des dates, de vieux câbles nous rappellent cette tranche du passé. Dans la rivière un vieux tuyau métallique se laisse dévorer par la rouille et les algues...
Depuis ce petit havre riche en histoire, nous gagnâmes une autre place importante de l’histoire des Kerguelen, port Couvreux. Nous vous en avions déjà parlé, port Couvreux hébergea au début du vingtième siècle quelques bergers qui essayèrent d’y installer pour le compte des frères Bossière un élevage de moutons. En 1913 un millier de moutons furent embarqués aux Malouines pour Kerguelen mais beaucoup périrent en route. Le rapatriement des bergers et l’abandon du troupeau au moment de la première guerre mondiale conduisit à la disparition des derniers animaux. En 1922 une deuxième tentative fut faîte par trois familles d’éleveurs mais un décès mystérieux, ajouté au drame de la conserverie de langoustes de l’île St Paul (district d’Amsterdam, TAAF) où le béribéri se déclara, entraîna l’évacuation et le rapatriement de tout le monde par le navire « Austral ».
Aujourd’hui il ne reste de cette tentative de colonisation que les ruines d’une cabane en bois, une vieille chaloupe sur la plage, ainsi que les restes du matériel qui servait à récupérer le gras d’éléphant de mer. On peut voir notamment plusieurs autoclaves à manchots qui procuraient une huile-combustible servant à faire chauffer de grands chaudrons dans lesquels les phoquiers faisaient fondre les cubes de graisse d’éléphants de mer. Cette graisse une fois transformée en huile servait notamment à alimenter l’éclairage des grandes villes. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui un tel massacre et une telle barbarie en passant devant ces installations rouillées quant on connaît le caractère paisible des animaux qui vivent sur cet archipel. C’est la découverte du pétrole qui sauva les éléphants de mer et les baleines d’une extermination certaine. Cependant comme l’écrivait Gildas Flahault dans ses « carnets tempêtes », les choses ont peu changé et l’homme dit « moderne » emplois encore la même détermination à pêcher certaines espèces, aidé d’une technologie sans cesse grandissante, « poussé par des impératifs de rentabilité et investi de la très sainte loi du marché ». Alors à quoi sert tout ces progrès technologiques si notre comportement ne change pas ? C’est à nous tous, consommateurs, d’y réfléchir et de répondre à cette question. Aujourd’hui, les populations d’éléphants de mer et d’otaries se rétablissent à leurs rythmes mais certaines traces mettent plus de temps que d’autres à s’effacer. On peut ainsi voir au milieu des mousses, des azorelles (Azorella selago) et des choux de Kerguelen (Pringlea antiscorbutica) pousser des plantes plus insolites comme des graminées introduites ou bien encore du pissenlit que les bateaux successifs de phoquiers et d’explorateurs ont apporté avec eux. Ces plantes nouvelles semblent s’acclimater rapidement et prennent par endroit la place des espèces autochtones.
Il faut rappeler que la flore des îles de l’archipel comme celle des autres îles des 40ème et des 50ème s’est développée à l’écart du monde et dans un climat très particulier. De ce fait la barrière que représente l’immensité marine a limité la colonisation par d’autres espèces terrestres jusqu'à la découverte de ces îles il y a environs deux siècles. Les échanges très limités avec le reste du monde ont permis des spéciations (apparitions de nouvelles espèces) des adaptations et une évolution tout à fait originales. On peut citer, par exemple, le cas d’Anatalanta aptera, une mouche aptère dont les muscles alaires ont été remplacés par des réserves de graisse et dont le mode de vie s’est adapté aux rigueurs du climat ou encore Pringleophaga Kerguelenensis un petit papillon aux ailes atrophiées. L’arrivée de nouvelles espèces compétitrices ou prédatrices entraîne un déséquilibre qui parfois peut être fatal pour les espèces endémiques. L’Acaena semble aujourd’hui la phanérogame la plus répandue de l’archipel. Sa présence n’a pas été mentionnée par les premiers botanistes de passage aux Kerguelen ce qui laisse à penser que sa grande expansion actuelle est un phénomène assez récent. Certains chercheurs pensent que cette plante a bénéficié de l’introduction des lapins qui ont profondément modifié le paysage végétal de l’archipel et d’une élévation progressive de la température comme en témoigne le recul des glaciers sur l’île. Cette rosacée forme en été de petites boules rouges qui semblent avoir été faites pour se désagréger dans les chaussettes et les polaires des randonneurs…Aie Aie Aie ! Jacques en a fait les frais le premier, mais ni Romain, ni Pierre-Emmanuel pourtant plus familiers avec cette plante n’ont échappé à ce petit fléau.
A Kerguelen tous les mammifères terrestres ont été introduits par l’homme, soit volontairement (rennes, mouflons, moutons, chats, lapins) soit involontairement (rats, souris). Certains animaux comme le mouflon et le mouton sont cantonnés à des petites îles du golfes du Morbihan et leur viande sert à compléter les menus des hivernants. Le renne, lui, a réussi à gagner la grande terre et vagabonde librement sur Kerguelen. Le cheptel est estimé à 2000 individus. L’impact des rennes sur la végétation pauvre des îles, par broutage ou par piétinement, est important et si un hiver trop rigoureux arrive on observe alors une forte mortalité dans les troupeaux qui ont atteint la capacité de support du milieu.
Le lapin pose lui un autre problème. Sa biologie et sa reproduction généreuse lui ont permit de coloniser rapidement tout l’archipel à l’exception de certaines îles ou endroits inaccessibles. Ce petit rongeur provoque, de par son alimentation, des perturbations importantes. La plus part des espèces végétales qui se sont adaptées au climat des Kerguelen possèdent des taux de croissances très lents et se trouvent aujourd’hui menacées par l’action combinée du surbroutage et le remplacement ultérieur par de nouvelles espèces introduites plus compétitrices. C’est le cas pour le chou de Kerguelen (Pringlea antiscorbutica) qui jadis sauva quelques marins du scorbut (riche en vitamine C) et qui aujourd’hui se raréfie sur l’archipel. Autour de la cabane de port Couvreux, des terriers de lapins constellent les pentes, et la végétation qu’on y retrouve n’a plus rien de commun avec celle présente avant l’arrivée des premiers hommes. Le chat, introduit pour endiguer l’expansion du lapin, s’est en fait rapidement révélé être un redoutable prédateur pour les petits pétrels qui nichent dans des terriers. On se rend compte à Kerguelen de la fragilité de cet écosystème exceptionnel et de la facilité que l’homme a eu à le dérégler.
A bord nous essayons de limiter l’impact de notre passage et nous lavons nos bottes avant de débarquer afin de limiter le risque d’introduction involontaire de graines et nos poubelles sont triées et gardées a bord en attendant de les traiter via des structures adaptées (ce qui ne semble pas toujours un réflexe même sous ces latitudes). Nous souhaitons rester des observateurs et des témoins sans modifier en rien ce qui nous est donné de découvrir.
L'Equipage de Périple Terre Adélie.