2 février 2004
Courants d'ouest
Journal de BordComme nous l'avions prévu lors de notre précédent message, nous avons bénéficié ces derniers jours de vents favorables qui nous ont poussé à bonne allure (environs 8 noeuds de moyenne et jusqu'à plus de 12 noeuds) vers Crozet. Nous avons doucement vu l'influence du banc des aiguilles se terminer et nous rencontrons à présent les courants d'Ouest tant espérés.
Nous observons encore parfois des courants contraires qui semblent être des veines de courants chauds descendant de façon irrégulière de l'océan indien.
Il faut savoir que les premiers navigateurs à explorer le grand Sud tout comme les phoquiers et les baleiniers avaient remarqué également que lorsqu'ils descendaient vers les basses latitudes la température de l'eau et de l'air changeaient relativement rapidement et que leurs bateaux se retrouvaient alors poussés par ces mêmes courants d'Ouest.
Cette convergence entre les eaux chaudes subtropicales et les eaux froides australes est appelée convergence antarctique. Ce front ceinture le continent Antarctique depuis les 40emes jusqu'au 60emes avec parfois des irrégularités et des fluctuations saisonnières. Ce front peut être décomposé en plusieurs zones dont la zone subantarctique où l'on retrouve les archipels de Crozet et Kerguelen. Le courant circumpolaire antarctique s'étend sur 20 000km et sa taille en fait l'un des plus important au monde avec un débit de 135 millions de m3 à la seconde. On y rencontre de puissants vents et parmi les vagues les plus hautes de la planète. Il joue un rôle unique dans la régulation du climat mondial car, contrairement au autres systèmes océaniques, il n'est arrêté par aucune terre et tourne autour du globe en contact permanent avec les autres océans, entre autre avec l'océan atlantique et l'océan indien. Il maintient donc une connection entre tous ces systèmes et favorise un mouvement global des masses d'eau et un échange de températures entre les hautes latitudes et les basses latitudes ce qui permet au final une régulation du climat.
Les premiers explorateurs à s'aventurer très au Sud on été également surpris par la richesse des espèces rencontrées, baleines, phoques, manchots et oiseaux marins, ainsi que par leur nombre. Une des grandes richesse de ces mers australes n'est pourtant pas visible au premier coup d'oeil mais ce cache sous la surface de l'eau où l'on peut observer des concentrations importantes de microalgues, le phytoplancton, du zooplancton où encore du krill qui forment la base de la chaîne alimentaire sous ces latitudes.
On distingue communément trois zones ou la production primaire est différente. La zone où l'eau de mer ne gèle jamais et où l'on retrouve une grande concentration en nutriments mais peu de production primaire. On y retrouve peu de Krill (Euphosia superba) et surtout du plancton de petite taille, du nano-phytoplancton (2 à 20 microns) qui est brouté par différents animaux. C'est la zone où nous nous trouvons actuellement. Plus au sud on retrouve une zone où l'eau de mer est gelée de façon temporaire, en hiver. C'est la zone la plus productive et on observe de fortes concentrations de plancton de plus grande taille, dans les eaux proches de la surface, qui sont moins salées et exposées à un rayonnement solaire plus intense en été. On y retrouve également de fortes concentrations de Krill dont se nourrissent aussi bien les oiseaux que les mammifères marins.
Si les eaux de surfaces sont moins salées c'est que, lorsque la glace se forme en hiver, le sel se retrouve prit dans une sorte de saumure hors de la glace. Cette eau plus salée et donc plus dense descend en profondeur alors qu'en surface surnage une glace presque dépourvue de sel. Au printemps lorsque la glace fond, l'eau moins salée, et donc moins dense, se retrouve à la surface de l'océan où l'on observe alors une intense production primaire. La dernière zone, elle, est toujours recouverte par la glace et est moins bien connue. On y retrouverait des périodes de forte production mais très limitées dans le temps. Ces trois zones sont très hétérogènes d'un point de vue fonctionnement et il reste encore beaucoup de chose à apprendre. Voilà pourquoi nous réalisons chaque jour des prélèvements en mer. Nous mesurons la salinité, les sels minéraux, la concentration de chlorophylle a (le phytoplancton) et nous prélevons du plancton pour des analyses ultérieures.
Ces prélèvements sont parfois plus difficiles à réaliser qu'il n'y paraît lorsqu'on les fait à bord d'un voilier comme le notre, constamment ballotté par la houle. Nous avons vite acquis plus de dextérité et désormais sauf par tempête, nous semblons être capables de réaliser notre trait de filet quotidien.
Tandis que Jacques ralentit la marche du bateau en le déventant, l'un de nous jette le filet de prélèvements bien lesté d'une gueuse à l'avant du bateau. Celui-ci coule rapidement puis est remonté par la poupe par le troisième équipier qui a préalablement assuré le bout sur un des winchs. Dans la houle, une bonne heure nous est encore nécessaire pour finir notre travail de laboratoire. Ce dernier est démontable et trouve sa place dans le coin cuisine le temps de la manipe.
Nous aussi, comme les premiers navigateurs, nous observons une grande abondance d'oiseaux marins et nous avons eu la chance d'observer hier un groupe de plus d'une centaine de dauphins (Dusky dolphin apparemment). Une dizaine d'entre eux sont venus jouer dans notre étrave avant de rejoindre les autres un peu plus tard. Les observations d'oiseaux et de mammifères marins toutes les deux heures nous obligent à passer du temps sur le pont et à chercher dans nos livres à bord pour identifier chaque espèces. Doucement nous apprenons à mieux les connaître et nous avons hâte d'arriver à Crozet et Kerguelen pour les observer à terre où ils se reproduisent actuellement.
Peut-être est il temps d'ailleurs de vous présenter ces territoires peu connus. L'archipel de Crozet est formé de deux groupes d'îles d'origine volcanique et distants d'environ 50 miles. Ces îles sont les points culminants d'un important plateau volcanique sous marin. Le groupe de l'Ouest comprend les îlots des apôtres, l'île au cochon et l'île des pingouins. Le groupe de l'Est comprend l'île de l'Est et l'île de la possession où est établie la base française Alfred Faure. C'est sur cette base que Pierre-Emmanuel a hiverné de décembre 1998 jusqu'au printemps 2000. Le point culminant de l'archipel est à 1050m sur l'île de l'Est
Les îles Crozet on été découvertes par le français Marion Dufresne en 1772 qui les a baptisées du nom de son second à bord Jules Marie Crozet. Cet archipel, tout comme Kerguelen, possède une faune et une flore unique. On y retrouve aucun arbre et une végétation rase pousse jusqu'à environ 300 mètres d'altitude. Au delà de cette limite, le sol n'est plus recouvert que par des cailloux, quelques mousses et des lichens.
Tout comme pour les animaux, certaines espèces de plantes sont uniques à ces latitudes et on ne les retrouve nul part ailleurs (espèces endémiques). Crozet possède les plus grandes colonies de manchots royal et 1/3 de la population mondiale de cette espèce se retrouve sur les côtes de l'archipel. On retrouve également d'importantes colonies d'albatros, de pétrels, et de mammifères marins dont les orques qui fréquentent assidûment les côtes durant l'été austral à la recherche de jeunes éléphants de mer à attraper. Nous vous parlerons de toutes ces découvertes et de cet écosystème unique dans quelques jours puisque nous espérons arriver à Crozet en fin de semaine. L'archipel de Kerguelen présente de fortes similitudes avec Crozet mais possède quelques caractéristiques qui en font un endroit unique.
Découvert en 1771 par le Chevalier Yves Joseph Kerguelen de Trémarec, l'archipel appartient au même plateau que les îles de Heard et Mc Donald plus au Sud. D'une superficie de 6500km2, avec 2800km de côte et plus de 300 îles et îlots autour, Kerguelen offre un aspect très découpé, creusé de profonds fjords et renflé de nombreuses presqu'îles et péninsules. La côte Ouest est presque entièrement occupée par le glacier Cook (célèbre explorateur anglais qui s'arrêta à Kerguelen deux ans après sa découverte et qui baptisa ces îles, îles de la désolation). Le point culminant de l'archipel est le mont Ross qui culmine a 1850 mètres. La faune et la flore sont relativement identique à celle de Crozet mais on y retrouve quelques espèces introduites comme le renne, le mouflon, le chat ou encore une bête à longues oreilles dont le nom est formellement interdit sur les bateaux sous peine de grands malheurs. Alors que Crozet n'a pas ou peu été fréquenté par l'homme à l'exception de quelques phoquiers, Kerguelen possède une histoire plus riche et mouvementée. Tout d'abord son découvreur fut jeté en prison pour avoir quelque peu enjolivé sa découverte en faisant miroiter de grandes richesses minières et pour avoir présenté l'archipel comme une nouvelle France. Dès 1790 pourtant, soit 18 ans à peine après sa découverte, les premiers chasseurs de phoques et les premiers baleiniers arrivent sur l'archipel.
Ces animaux sont alors chassés pour leur graisse et leurs populations chutent brutalement jusqu'à frôler l'extinction. Le début du 20ieme siècle voit les activités phoquières et baleinières s'intensifier à Kerguelen, avec entre autre l'installation d'un établissement permanent au fond du golfe du Morbihan, à Port Jeanne d'Arc. Les frères Bossière sont alors les concessionnaires de l'archipel pour 50 ans et autorisent les norvégiens à s'installer à Port Jeanne d'Arc pour y pratiquer leurs activités de chasse. C'est la première tentative de vie permanente sur Kerguelen qui continuera jusqu'en 1929 après une courte interruption lors de la première guerre mondiale.
A l'embouchure du havre du beau temps, face au bassin de la gazelle sur la presqu'île bouquet de la Grye, se trouve le site de la deuxième tentative d'installation humaine permanente à Kerguelen. Toujours sous l'impulsion des frères Bossière, un petit établissement d'élevage de mouton voit le jour à port Couvreux dans l'idée de faire de l'archipel un nouveau Falkland. En 1912, deux bergers s'installent et plus tard trois familles du Havre viennent s'installer (1927). L'aventure se solde par un nouvel échec et le rapatriement en catastrophe en 1931 des survivants.
Les tombes sur place témoignent de la dureté de la vie sur ces îles de la désolation. Kerguelen, tout comme Crozet, regorge également d'histoires de naufrages car ces mers et ces côtes sont pleines d'écueils pour les bateaux. Certains naufragés ont passé plus de deux ans sur ces terres avant d'être enfin récupérés !
L'archipel de Kerguelen abrite également une base française permanente, la base de Port aux Français. Construite à partir de 1951, 45 personnes y passèrent l'été et 18 personnes restèrent lors du premier hiver. Depuis des missions se succèdent tous les ans et de nombreux scientifiques y viennent pour y faire des recherches. En hiver la base accueille désormais une 50ene de personnes. C'est sur cette base que Romain à hiverné il y a 5 ans en qualité de biologiste marin. Il sera donc notre guide lors de notre séjour sur place. Nous essaierons d'explorer les côtes de l'archipel pour y retrouver les traces des phoquiers, des baleiniers ou des premiers navigateurs.
Nous irons à la découverte de port Jeanne d'Arc, de Port Couvreux et de la formidable géographie de ces îles en espérant qu'elles vous ferons rêver comme elles nous font rêver.
Position au 02/02/04, 41'49.059S, 32'18.698E
Bien amicalement,
toute l'équipe de Périple Terre-Adélie.